5.

 

— Eh bien, grand roi, qu’attends-tu de moi ? demandai-je. Pourquoi un scribe hébreu tel que moi acquiert-il soudain tant d’importance ?

— Écoute, enfant répondit Cyrus. Je veux conquérir Babylone sans soutenir de siège, je la veux sans faire couler le sang. Ainsi ai-je enlevé les cités grecques, quand elles ont eu l’intelligence de se soumettre. Je ne veux pas laisser derrière moi des amoncellements de ruines et de cendre ! Je ne viens pas avec une torche et un sac, comme un voleur. Je ne saccagerai pas votre cité. Je ne chasserai pas vos populations. Au contraire, je vous renverrai tous à Jérusalem, avec ma bénédiction, pour construire votre temple.

Énoch se leva alors et posa devant nous un rouleau écrit. Je me penchai et le lus. Il s’agissait d’une proclamation autorisant tous les Hébreux à rentrer chez eux. Jérusalem serait dorénavant sous la bienveillante protection de Cyrus.

— Il est le Messie, me déclara Énoch.

Quel changement de ton, chez ce vieillard ! Maintenant que le grand Cyrus me parlait, mon propre prophète daignait s’adresser à moi. Par Messie, il entendait « l’oint de l’Éternel », plus tard les chrétiens feraient grand cas de ce mot, mais à l’époque il ne signifiait rien de plus.

— Ajoute à cette proclamation une immense quantité d’or et l’autorisation d’emporter tous vos biens, de récupérer vos vignes, vos terres…, continua Cyrus. Restez loyaux envers un puissant empire qui vous permet de construire votre temple pour Yahvé.

Je regardai Mardouk, qui soupira.

— Il dit la vérité. Il nous soumettra, d’une manière ou d’une autre.

— Je peux lui faire confiance ? demandai-je à mon dieu.

Tout le monde fut choqué.

— Oui, m’assura Mardouk. Mais dans quelle mesure ? Écoute bien. Tu possèdes un bien qu’ils convoitent : ta vie. Qui sait, peut-être y aura-t-il un moyen de ne pas la perdre.

— Ah non ! s’écria Asenath. Tu te trompes, dieu Mardouk. Il n’y a pour lui qu’un moyen et il devra le saisir, car il vaut mieux encore que la vie.

Je compris qu’elle voyait mon dieu et l’entendait. Il se tourna vers elle.

— Laisse-le en juger par lui-même. La mort est peut-être préférable au sort que vous lui réservez.

Cyrus observait la scène avec stupéfaction. Il regarda les prêtres rassemblés en cercle, le grand prêtre de Mardouk et le sournois Remath, près du pilier.

— Vous avez raison, murmura-t-il humblement. Il me faut la bénédiction de votre dieu.

Cette déclaration était fort intelligente, car c’était précisément ce que les prêtres souhaitaient entendre.

— Tu vois, Azriel, c’est très simple, poursuivit-il. Les prêtres sont puissants. Le temple est puissant. Ton dieu est puissant et, s’il s’assoit parmi nous, je suis prêt à le vénérer. Unis, ils peuvent dresser Babylone contre moi. Tout le reste de la Babylonie, je le tiens, mais Babylone est le joyau, la porte du Paradis.

— Comment peux-tu tenir tout le reste ! m’exclamai-je. Nos cités sont solides et sûres. Nous savions que tu approchais, mais il y a toujours quelqu’un qui approche.

— Il te dit la vérité, intervint Nabonide. Tous les regards se tournèrent vers lui. Il n’avait pas le cerveau brouillé ou malade, il était juste vieux et fatigué. Les cités sont vaincues. Toutes sont tombées entre les mains de Cyrus. Il contrôle les messages envoyés du haut des tours, ce sont ses soldats qui émettent les signaux de fumée, pour duper Babylone. Les villes sont prises, et les signaux sont faux.

— Écoute, dit Cyrus. Je renverrai dans leurs cités tous les dieux qui ont trouvé refuge ici. Je veux que vos temples soient florissants. Ne comprenez-vous pas ? Je veux vous étreindre ! Je n’ai pas saccagé Éphèse ou Milet ! Ce sont toujours des cités grecques où les philosophes discutent sur l’agora. Je veux étreindre Babylone et non pas la détruire.

Il se retourna alors vivement et fixa le siège « vide ».

— Votre dieu Mardouk doit me prendre la main, pour que je conquière cette cité sans feu ni sang. Alors je renverrai tous les dieux de Babylonie, comme je l’ai promis…

Mardouk, qu’il ne voyait pas, l’écoutait en silence. Le grand prêtre se mit en colère.

— Il n’y a pas de dieu sur ce siège ! Négligé par notre roi, notre dieu a sombré dans un profond sommeil, et nul n’a le pouvoir de le réveiller.

— Pourquoi me mêles-tu à cela ? protestai-je. Tu as là, au temple d’Esagil, la statue de Mardouk nécessaire pour la procession. Défile avec elle sur le grand char de cérémonie, tiens-lui la main, qu’elle en fasse autant, et tu seras roi de Babylone. Si les prêtres veulent bien te laisser prendre la statue, en quoi suis-je concerné ? Aurais-tu entendu des rumeurs, grand roi, prétendant que je contrôle le dieu, ou que je puis le dresser contre toi ? Tu as besoin d’une idole en or pour achever ton œuvre ! Elle est là, dans la chapelle du temple.

— Non, mon fils, répondit Cyrus. Tout cela aurait sans doute suffi si la procession avait eu lieu chaque année, si le peuple avait vu l’idole d’or et l’avait acclamée avec son roi Nabonide. Mais ces processions n’ont pas eu lieu, et cette statue ne défilera pas à mon côté, même si je le voulais. Il me faut la cérémonie d’autrefois.

Un frisson me parcourut. Mardouk me regarda.

— Je ne comprends pas ce qu’il raconte, mais tous les esprits voient loin, et je vois pour toi de l’horreur. Ne parle pas. Attends.

Cependant les prêtres s’agitaient. Ils avaient apporté, sur un brancard, une grande forme drapée dans une étoffe. L’approchant de notre table, ils ôtèrent l’étoffe. Nous poussâmes tous une exclamation d’effroi.

C’était la statue des processions. Elle était brisée. De l’intérieur sortaient des ossements qui semblaient être ceux d’un homme. La boîte crânienne perçait sous l’épais placage d’or, réduit en pourriture. Cette infâme bouillie gisait là comme une insulte.

Le grand prêtre me foudroya du regard. Il croisa les bras.

— As-tu fait cela, Hébreu ? As-tu fait sortir Mardouk de la statue ? De cette cité ? Était-ce toi, et non notre roi, que nous avons accusé ?

À cet instant, je compris. Je regardai mon dieu, qui contemplait froidement l’idole brisée.

— Sont-ce là tes os, maître ? lui demandai-je.

— Non. Je me rappelle vaguement quand ils y ont été placés. L’esprit de ce jeune homme-là était faible. Je l’ai vaincu, et j’ai poursuivi mon règne. Peut-être ai-je été revigoré d’être ainsi remplacé ? Je ne sais pas, Azriel ! Souviens-toi, ce sont les paroles les plus sages que je te confie. Je ne sais pas. Cependant, nous savons l’un comme l’autre qu’ils ont décidé de te mettre à ma place.

— Que désires-tu, maître ?

— Qu’on ne te fasse pas de mal, Azriel. Mais souhaites-tu devenir ce que je suis ? Veux-tu que tes ossements restent enfermés là-dedans pendant trois cents ans, jusqu’à ce qu’ils tombent en poussière et qu’un autre jeune homme soit sacrifié ? Il se pencha vers moi. J’oublie comme ton cœur est grand, Azriel. Tu t’inquiètes pour moi. Je puis te dire ceci : je vais et viens à mon gré. J’ai chassé le dernier remplaçant d’un simple geste, et il est retourné dans le brouillard. Si élaboré soit-il, le meurtre d’un simple mortel ne fait pas nécessairement de lui un dieu ou un esprit puissant. Il haussa les épaules. Pense à toi, et à toi seul. Je suis… celui que tu connais. La tristesse de son visage me frappa. Je ne veux pas que tu meures ! chuchota-t-il.

Le grand prêtre ne put en supporter davantage. Il ne voyait ni n’entendait Mardouk, et il éructait de rage. Mais Asenath entendait tout et nous observait, le dieu et moi, avec curiosité ; quant au rusé Remath, il savait que quelqu’un occupait le siège vide. Il comprenait également la teneur de notre conversation.

— Il ne s’agit que d’une statue en or, intervint mon père. Vous ne pouvez donc pas fabriquer une statue en or sans mon fils ?

— Ces ossements sont ceux du dieu ! répliqua le grand prêtre. C’est pourquoi notre cité est telle qu’elle est, et pourquoi nous avons besoin du sauveur perse. Le dieu est ancien, les ossements sont pourris, la statue ne tiendra pas debout. Il nous faut un nouveau dieu.

— Mais la statue du Grand Sanctuaire ? insista puérilement mon père.

— On ne peut pas la transporter dans les rues, dirent les prêtres. C’est un tas de…

— De métal ! lança le prophète Énoch avec un cruel sourire.

— Vous me faites perdre mon temps, déclara Cyrus. La cérémonie doit être conduite à l’ancienne manière, précisa-t-il en me regardant. Expliquez-lui, prêtres ! Et toi, mon brave Azriel, que te dit Mardouk. ?

La vieille Asenath aux cheveux blancs prit la parole, frappant le sol de son bâton-serpent pour réclamer le silence.

— Le dieu dit qu’il part ou reste selon son bon plaisir et que les ossements à l’intérieur de la statue lui importent peu, car ce ne sont pas les siens. Voilà ce qu’il dit ! Elle dévisagea Mardouk. N’est-ce pas ce que tu affirmes, misérable dieu qui trembles à la lumière de Yahvé ?

Les prêtres étaient dans une extrême confusion. Devaient-ils défendre l’honneur de leur Mardouk, qui n’aurait pas dû être présent ?

— Écoute, mon garçon, reprit Cyrus. Sois le dieu. Fais la procession. Tu seras délicatement recouvert d’or, bien que l’ancienne formule semble avoir… disparu ? Il lança un coup d’œil au grand prêtre. Tu seras vivant sous la couche d’or. Tu dois vivre assez longtemps pour me tenir la main, et pour lever l’autre main vers tes sujets. Tu vivras les trois jours nécessaires pour faire fuir les forces du chaos, et revenir avec moi dans la Cour d’Esagil, où tu me proclameras roi. Nous te simplifierons la tâche si nous trouvons le moyen.

— Vivant, et couvert d’or. J’étais stupéfié. Et ensuite ?

Asenath éleva la voix.

— L’or durcira et tu mourras. Tu pourras voir et entendre pendant quelque temps, mais tu mourras à l’intérieur, et quand ils verront que tes yeux pourrissent, ils les ôteront et les remplaceront par des pierres précieuses. La statue de Mardouk sera ton sarcophage.

Mon père enfouit son visage dans ses mains. Puis il releva la tête.

— Le père de mon père a assisté une fois à ce rituel, dit-il calmement. C’est le poison contenu dans l’or qui te tuera. Tu mourras lentement à mesure que l’or atteindra ton cœur et tes poumons, et puis… tu connaîtras enfin le repos.

— Cela, ajouta Asenath, après avoir été porté en triomphe tout au long de la voie des Processions, étincelant d’or, levant la main et tournant même un peu la tête, à peine, sous l’épaisse couche d’or qui durcira peu à peu.

— En contrepartie ! s’écria Énoch, nous retournerons tous à Jérusalem, tous, y compris les prisonniers, et nous reconstruirons le Temple de l’Éternel sur les fondations mêmes de celui du roi Salomon.

— Je vois, dis-je. Alors, dans l’ancien temps, c’était un homme de chair et d’os ! Et quand la statue finit par s’émietter…

— Blasphémateur ! s’écria le grand prêtre. Ce sont les ossements de Mardouk.

C’en était trop pour Mardouk. Invisible ou non, il se leva en renversant son siège, et d’un grand geste de la main gauche il envoya voler les ossements. Ils s’écrasèrent contre les murs. Chacun chercha un abri. Moi-même, je baissai la tête. Seul Cyrus n’en fit rien, mais écarquilla des yeux d’enfant, tandis que le vieux Nabonide enfouissait sa tête entre ses bras. Le prophète Énoch ricana.

Mardouk se tourna alors vers moi. Il me fixa intensément, puis s’adressa à Asenath :

— Je connais tes ruses, vieille femme. Dis-lui tout ! Dis-lui la vérité entière. Tu connais les morts. Que te disent-ils, quand tu les fais revenir ? Azriel, fais ce que bon te semble pour ton peuple et ta tribu. Je serai là par la suite comme j’y suis à présent. Nul ne sait si tu pourras me voir et me donner des forces, ou si je pourrai te voir et te donner des forces. Pourrai-je même te parler ? Nul ne le sait. Ton âme sera éprouvée par cette procession solennelle, ce combat contre le chaos, ce couronnement dans la cour d’honneur, ce tourment ! Mais ce tourment ne te donnera pas nécessairement la vie spirituelle. Tu risques aussi bien de disparaître dans la brume en compagnie des morts errants, ceux du monde entier, indépendamment des dieux, des anges, des démons ou de Yahvé. Agis en homme d’honneur, Azriel. Car ensuite je ne sais pas si moi-même, fort comme je suis, je serai capable de te retrouver ou de t’aider.

Asenath était très excitée.

— Je te vénérerais volontiers, Mardouk, si tu n’étais pas un démon, un dieu sans valeur. Tu es habile.

— Que dit le dieu ? questionna Cyrus.

Énoch observa Asenath.

— Le moment est venu de lui révéler ce qui va lui arriver. Azriel, tu ressembles à la statue de Mardouk. Recouvert d’or, tu tromperas même tes amis. Nul ne saura que tu n’es pas un dieu, tu auras l’aspect d’un homme en or vivant. Tu seras engourdi, tu souffriras un peu, oui, la lente douleur de la vie qui se retire, mais ce n’est pas terrible. Alors même que tu parcourras la voie des Processions, tout ton peuple s’apprêtera à quitter Babylone !

— Que le peuple hébreu parte sur-le-champ et je le ferai, répliquai-je.

Ma gorge se serra. Je savais que la stupidité de la jeunesse s’exprimait par ma voix, et que bientôt l’horreur serait sur moi, intolérable.

— Cela ne se peut pas, mon garçon, dit Cyrus. Nous avons besoin de ton peuple et de tes prophètes. Nous avons besoin d’eux pour proclamer que Cyrus le Perse est l’Élu oint de ton dieu. Nous avons besoin des acclamations de la cité tout entière. Cependant, je ne te mentirai pas : je ne crois pas en ton dieu, Mardouk, et je ne crois pas que tu deviennes un dieu si tu acceptes de te plier à la cérémonie.

— Dis-lui tout ! cria Mardouk.

— Non, pas maintenant, répondit Asenath. Il pourrait refuser, tu le sais aussi bien que moi.

— Azriel ! Mardouk m’étreignit. Je t’aime. Je serai avec toi dans la procession. Ils disent la vérité. Ils laisseront partir ton peuple. Je ne peux plus supporter cette mortelle compagnie. Asenath, sois bienveillante envers les morts que tu appelles si souvent car la vie leur manque désespérément, tu le sais.

— Je le sais, dieu des païens. Veux-tu venir me parler, maintenant ?

— Jamais ! hurla le grand prêtre.

Puis il se calma. Il regarda les deux autres prêtres, des hommes dont je n’ai plus grand souvenir. Ce fut Remath, le sournois, qui parla.

— Elle est la seule à savoir mélanger l’or, souvenez-vous.

Je me mis à rire, incapable de me retenir.

— Je vois, dit Cyrus. Vous vous tournez vers la sorcière cananéenne parce que vos sages ont perdu le secret.

Mon rire, que nul ne partageait, s’éteignit enfin. Il me fallut beaucoup de courage pour me tourner vers mon père. Il était assis là, comme un homme brisé, les yeux mouillés et le visage figé. On aurait cru que j’étais déjà enterré.

— Il faut que tu viennes, père, ainsi que mes frères.

— Oh, Azriel !

— C’est la dernière chose que je te demande, père. Viens. Lorsque nous avancerons sur la voie des Processions, je veux voir ton visage levé vers moi, et tous ceux de ma famille. Si tu as confiance en ces hommes, bien sûr, et si tu crois à cette proclamation.

— L’argent a déjà été versé, dit Cyrus. Des messagers sont en route vers Jérusalem. Ta famille sera respectée parmi la tribu, et, grâce à ton sacrifice, ton nom restera gravé dans les mémoires.

— Sûrement pas, grand roi ! Les Hébreux ne cultivent pas le souvenir de ceux qui prétendent être des dieux babyloniens. Mais je le ferai. Je le ferai parce que mon père le veut… et je… je lui pardonne.

Mon père me regarda. Ses yeux disaient tout : son amour, son cœur brisé. Puis il dévisagea Énoch et Asenath, et les Anciens de notre tribu, qui avaient gardé le silence pendant tout ce temps ; enfin, il proféra ces simples paroles :

— Je t’aime, mon fils.

— Père, je veux que tu saches ceci : il existe une autre raison pour laquelle je me plie à ce destin… Je m’y plie pour toi, pour notre peuple, pour Jérusalem, et parce que j’ai parlé avec un dieu. Mais j’obéis également pour une autre raison, fort simple : je ne souhaite à personne de subir cette souffrance.

Il y avait, certes, de la vanité dans mes paroles, mais personne ne sembla le penser. Sinon, ils me le pardonnèrent. Les Anciens se levèrent, tenant leur proclamation entre les mains. Chacun était satisfait. La promesse était scellée. Cyrus le Perse était désormais le Messie.

— Demain matin, les trompettes retentiront, déclara le grand prêtre. On annoncera que Mardouk a fait venir Cyrus pour nous délivrer de Nabonide ! On apprête déjà la voie des Processions. Au lever du soleil, tout le monde sera déjà dans la rue. Le bateau attend sur le fleuve pour nous conduire à la maison du parc, où tu égorgeras le dragon Tiamat ; ce qui te sera facile. Nous reviendrons le lendemain, avec toi. Nous te tiendrons, et nous ferons tout ce qui sera en notre pouvoir pour atténuer tes souffrances. Le troisième jour, dans la cour d’honneur, tu devras avoir encore assez de vie pour te lever et couronner Cyrus. Après cela, tu resteras debout, rigidifié par l’or qui te tuera. Réchauffé par lui, puis engourdi, tu finiras par mourir. Pour le reste, la lecture des poèmes, les Parques, il te suffira de garder les yeux ouverts et fixes.

— Et si je ne résiste pas trois jours ?

— Tu tiendras. Les autres ont toujours résisté. Ensuite, nous faciliterons ton trépas en te versant un peu d’or dans la bouche. Mais ce ne sera pas douloureux.

— J’en suis sûr, ripostai-je. Sais-tu à quel point je te méprise ?

— Cela m’est indifférent, répondit le grand prêtre. Tu es un Hébreu. Tu ne m’as jamais aimé. Tu n’as jamais aimé notre dieu.

— Oh si ! intervint Asenath. Et c’est bien dommage. Mais ne crains rien, Azriel, ton sacrifice pour Israël est si grand que le Dieu éternel des Armées te pardonnera. Ta flamme sera unie dans la mort à son feu dévorant.

— J’en fais le serment, renchérit Énoch.

J’éclatai d’un rire méprisant. Je levai les yeux, dans la seule intention de regarder au loin avec dédain, mais je vis que la salle était encombrée d’esprits. Telles des volutes de fumée, les fantômes flottaient alentour. J’ignorais ce qu’ils étaient ou avaient été, leurs vêtements étant réduits à la plus extrême simplicité – une tunique ici ou une robe là ; parfois même, il ne restait qu’un visage qui me regardait.

— Qu’y a-t-il, mon garçon ? s’enquit Cyrus avec bienveillance.

— Rien. Je vois les âmes perdues et j’espère trouver le repos dans les flammes de mon dieu. Mais… il est absurde d’y penser.

— Laissez-nous tous, à présent, déclara Remath. Nous devons l’apprêter et l’habiller pour en faire le plus beau Mardouk qui ait jamais parcouru la voie des Processions. Et toi, vieille femme, tiens ta promesse et dis-nous comment mélanger l’or et l’en recouvrir – sa peau, ses cheveux, ses vêtements.

— Vas-t’en, père. Mais fais en sorte que je te voie demain. Sache que je t’aime. Sache que je te pardonne. Fais de nous une puissante maison, père. Fais de nous une puissante nation.

Je me penchai et l’embrassai sur la bouche et sur les deux joues, puis je relevai les yeux vers le roi Cyrus.

Mon père sortit. Les prêtres emmenèrent le vieux Nabonide, endormi, ainsi que le malheureux Balthazar qui marmonnait, ivre et hébété, et qui semblait sur le point de se faire assassiner. Leur sort m’était égal. J’écoutai les pas de mon père s’éloigner. Énoch sortit avec les Anciens, en prononçant quelque beau discours que je ne me rappelle plus, si ce n’est qu’on aurait dit une mauvaise imitation de Samuel.

Cyrus me dévisageait. Ses yeux étaient éloquents, ils exprimaient le respect, ils accordaient le pardon pour mon impolitesse, mon manque de servilité et de courtoisie.

— Il y a des morts moins belles ! observa le grand prêtre. Tu seras entouré de ceux qui te vénèrent ; alors que ta vue faiblira, tu verras pleuvoir les pétales de rose devant toi, tu verras un roi s’agenouiller à tes pieds.

— Nous devons l’emmener, dit Remath.

Cyrus me fit signe d’approcher. Je me levai, afin de contourner la table et de m’incliner pour recevoir son accolade. Il se leva avec moi, m’étreignant d’homme à homme.

— Tiens ma main pendant ces trois jours, mon garçon, tiens bon, et je te promets qu’Israël vivra à jamais sous ma protection, dans la paix, aussi longtemps qu’existeront Cyrus et la Perse. Je te jure que Yahvé aura son temple. Tu es plus brave que moi, Azriel, et je me considère comme l’homme le plus brave du monde, tu le sais. Va, maintenant. Demain, nous commencerons notre voyage ensemble. Tu as mon amour, mon amour absolu, l’amour d’un roi qui était déjà roi avant de venir à toi, mais qui sera plus grand grâce à toi.

— Merci, grand roi. Sois bon envers mon peuple. Je suis un humble porte-parole de mon dieu, mais il est puissant.

— Je l’honore, dit Cyrus. Ainsi que toutes les croyances et tous les dieux de ceux que je prends sous ma protection, lionne nuit, enfant. Bonne nuit.

Il se détourna, ses soldats se rassemblèrent autour de lui, et il sortit de la salle, très droit, très calme. Il ne restait plus que moi, Asenath et les prêtres. Je parcourus la pièce du regard. Les morts s’étaient évanouis. Mardouk était revenu et m’observait, bras croisés. Peut-être les avait-il chassés.

— Des paroles d’adieu pour moi ? demandai-je.

— Je serai avec toi. J’utiliserai mon pouvoir pour être à ton côté, adoucir tes souffrances et t’aider. Comme je te l’ai dit, je ne me rappelle aucune procession de ce genre, aucune naissance, aucune mort. Peut-être serai-je encore là pour Babylone, quand ta flamme aura rejoint le grand feu de ton dieu. Si tu aimes tant ton peuple, peut-être pourrai-je aimer mon peuple un peu plus.

— Oh, ne doute pas de lui, le coupa Asenath. C’est un bon démon.

Mardouk lui lança un regard furieux et disparut.

Le vieux prêtre leva la main comme pour la frapper, et elle lui rit au visage.

— Tu ne peux rien sans moi, vieux sot ! lui lança-t-elle. Tu ferais mieux d’écrire tout ce que je vais te dire. Vous êtes tous ridicules, vous, les prêtres si pieux de Mardouk. Je m’étonne même qu’un seul parmi vous soit capable de lire les prières !

Remath s’avança vers elle.

— Rappelle-toi la promesse que tu m’as faite, murmura-t-il.

— Le moment venu, répliqua-t-elle. Le père a caché la tablette à un endroit que vous ne découvrirez jamais ; lorsque les trois jours seront accomplis, quand l’armée aura franchi les portes et que les Hébreux seront en route, je ferai en sorte que tu en aies le contenu.

— De quelle tablette parles-tu ? demandai-je. Quel rôle joue-t-elle ici ?

Je savais où elle était, bien sûr : là où mon père l’avait cachée, dans notre maison.

— Une prière pour ton âme, mon fils. Pour que tu voies Dieu. Et tu sais que je te mens, bien sûr. Elle hocha la tête. Sa gaieté la quitta, sa haine aussi. C’est une très ancienne formule magique. Tu pourras choisir. Tu vas mourir, mais il n’y a pas lieu de t’inquiéter pour l’instant. C’est juste une formule à laquelle croyaient les Anciens, rien de plus. Le reste, ce que nous faisons ici, c’est de la médecine et non de la magie.

Ils me conduisirent à travers le palais, puis nous brisâmes un autre sceau ancien et entrâmes ensemble dans une grande salle. Des serviteurs s’affairaient autour de nous à disposer les tables et les lampes. Ils apportèrent un brasero et un chaudron. Pour la première fois j’éprouvai une grande peur. Peur de la souffrance, de la brûlure.

— Si vous m’avez menti sur la douleur, dis-le-moi, cela m’aidera.

— Nous ne t’avons menti en rien ! répondit le grand prêtre. Tu resteras des siècles entiers dans le temple d’Esagil, où tu recevras nos libations. Sois notre dieu ! Si tu l’as vu, deviens-le ! Comment serait-il devenu ce qu’il est, sans nous ?

On m’apporta une couche, où je m’étendis, et je fermai les yeux. Qui sait si je ne rêvais pas, dans mon lit, chez moi ? Non. Ils commencèrent à m’apprêter. Je restai allongé, les yeux clos, tourné vers le mur, ou vers eux ; je sentais leurs mains sur moi. Ils me taillaient les cheveux, la barbe, les ongles. Parfois je levais les bras ou les jambes, pour qu’ils puissent me déshabiller et me laver. Puis l’obscurité se fit. Seul brûlait le feu sous le chaudron.

J’entendais la vieille femme réciter les paroles en sumérien. C’était une recette qui mélangeait or, plomb, plantes et élixirs ; certains m’étaient familiers, d’autres ne devaient être connus que de l’enchanteresse. J’en savais cependant assez pour comprendre que la potion pouvait être mortelle.

Je me rendais compte également qu’il y avait dans ce breuvage de ces graines que les gens mastiquent pour avoir des visions, de ces ingrédients qui provoquent des hallucinations, et je devinais que cette décoction capiteuse atténuerait la douleur et assoupirait mes pensées. Qui sait ? songeai-je. Peut-être vais-je manquer ma propre mort.

Remath vint vers moi. Son expression était simple, et dénuée de méchanceté. Il me parla presque avec chagrin.

— Nous ne te vêtirons de la tenue d’apparat qu’à l’aube. Tout est prêt dans l’autre pièce. L’or bouillonne mais il sera tiède, ne crains rien ; il sera épais et tiède quand nous l’appliquerons sur ta peau. Maintenant, que pouvons-nous t’apporter, dieu Mardouk, pour te rendre heureux cette nuit ?

— Je vais dormir. Je redoute l’or bouillant.

— Il sera froid, m’assura Asenath. Souviens-toi : tu vivras trois longues journées tandis que cet or se répandra en toi. Il sera froid. Aussi longtemps que tu le pourras, tu devras être un dieu souriant, puis un dieu à la main levée, puis un dieu aux yeux voyants.

— Très bien. Laissez-moi.

— Ne veux-tu pas que je prie notre dieu à nous ? me susurra Asenath.

— Je n’oserais pas, murmurai-je.

Je me retournai et fermai les yeux. Curieusement, je m’endormis. Ils déployèrent sur moi une couverture d’une exquise douceur.

Je dormis d’épuisement, comme si l’épreuve était passée et non à venir. Mes rêves ne m’ont laissé aucun souvenir. À quoi bon ? Je me rappelle avoir éprouvé le surprenant désir de ne plus revoir Mardouk ; je me souviens d’avoir pensé : Comment cela se fait-il ? Pourquoi ne suis-je pas en train de sangloter sur son épaule ? Mais je ne voulais pleurer sur l’épaule de personne. J’avais reçu le coup fatal. Je ne savais pas ce qui m’attendait. La fumée, le brouillard, la flamme, ou un pouvoir semblable au sien. Je ne pouvais pas savoir. Lui non plus.

Je crois que j’entonnai alors le psaume que j’aimais tant, puis je songeai : Damnation, c’est à eux qu’appartiendra Jérusalem et non à moi.

Une vision m’apparut, tirée d’Ézéchiel, que nous copiions toujours à la maison, et que nous discutions âprement entre nous, la voix querelleuse… C’était la vision d’une vallée d’ossements, les ossements des vivants, hommes, femmes et enfants, et non des morts qui se levaient, qu’on rappelait à la vie. Je les vis simplement, et songeai : C’est pour cette vallée que je le fais, pour nous tous qui ne sommes qu’humains.

Étais-je trop fier ? Je ne sais pas. J’étais jeune. Je ne voulais rien. Je dormais.

Trop tôt, bien trop tôt, reparurent les lampes et la lumière, et la lointaine clarté du soleil sur les sols de marbre, loin des portes de la salle.

Le sortilège de Babylone
titlepage.xhtml
Rice,Anne-Le sortilege de Babylone(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Rice,Anne-Le sortilege de Babylone(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Rice,Anne-Le sortilege de Babylone(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Rice,Anne-Le sortilege de Babylone(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Rice,Anne-Le sortilege de Babylone(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Rice,Anne-Le sortilege de Babylone(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Rice,Anne-Le sortilege de Babylone(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Rice,Anne-Le sortilege de Babylone(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Rice,Anne-Le sortilege de Babylone(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Rice,Anne-Le sortilege de Babylone(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Rice,Anne-Le sortilege de Babylone(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Rice,Anne-Le sortilege de Babylone(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Rice,Anne-Le sortilege de Babylone(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Rice,Anne-Le sortilege de Babylone(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Rice,Anne-Le sortilege de Babylone(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Rice,Anne-Le sortilege de Babylone(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Rice,Anne-Le sortilege de Babylone(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Rice,Anne-Le sortilege de Babylone(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Rice,Anne-Le sortilege de Babylone(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Rice,Anne-Le sortilege de Babylone(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Rice,Anne-Le sortilege de Babylone(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Rice,Anne-Le sortilege de Babylone(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Rice,Anne-Le sortilege de Babylone(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Rice,Anne-Le sortilege de Babylone(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html
Rice,Anne-Le sortilege de Babylone(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_024.html
Rice,Anne-Le sortilege de Babylone(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_025.html
Rice,Anne-Le sortilege de Babylone(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_026.html
Rice,Anne-Le sortilege de Babylone(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_027.html
Rice,Anne-Le sortilege de Babylone(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_028.html
Rice,Anne-Le sortilege de Babylone(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_029.html
Rice,Anne-Le sortilege de Babylone(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_030.html
Rice,Anne-Le sortilege de Babylone(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_031.html
Rice,Anne-Le sortilege de Babylone(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_032.html
Rice,Anne-Le sortilege de Babylone(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_033.html
Rice,Anne-Le sortilege de Babylone(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_034.html
Rice,Anne-Le sortilege de Babylone(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_035.html
Rice,Anne-Le sortilege de Babylone(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_036.html
Rice,Anne-Le sortilege de Babylone(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_037.html
Rice,Anne-Le sortilege de Babylone(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_038.html